Chère Tonic,
Il est vrai que la première fois que je vous vis, je n’eus pas, je puis vous l’avouer maintenant, le moindre coup de cœur.
En effet, une Polo noire métallisée, avait fidèlement accompagné pendant de longues années le jeune cadre dynamique que je me targuais d’être à l’époque. Aussi votre couleur bleu-canard me laissa à première vue perplexe, si ce n’est dubitative.
Mon époux m’affirma que vous faisiez partie d’une série limitée et que le garagiste, qui fournissait toute la flotte de véhicules de son entreprise, ferait un prix d’ami. En outre, l’entretien, au vue de la confiance qu’il entretenait avec ledit garagiste, serait irréprochable.
Je me laissai convaincre par ces arguments imparables et cédai finalement presqu'à contrecœur.
Votre vendeur me donna vos clés tout en émettant un glapissement sarcastique, qu’il explicita en ces mots :
« Celle-là, vous n’allez pas la garder aussi longtemps tout de même ! »
Je fus à peine surprise, quand, la première fois que je m’installai à votre volant, vous me dérobâtes une pièce de vingt Francs, comme pour me signifier, dès le départ, que nos rapports n’auraient rien d’amicaux et ne seraient que purement intéressés.
Je pestai contre vos 4CV poussifs, regrettant la pétulance des 5CV de mon ancienne Polo, qui m’avait tout de même accompagnée pendant quatorze ans.
Mais ce en quoi votre vendeur se trompait, car notre idylle dure maintenant depuis plus de vingt ans. Bien que maintes fois j’ai eu l’idée de vous amener à la casse. Cependant, quand j’y étais déterminée, comme par un faire exprès, le fiancé de ma fille se trouva à court de véhicule. Et chaque fois, qu’il me rendit vos clés, il me remercia chaleureusement. Se félicitant que vous eussiez été là, et m’expliquant que par ces temps de grandes gelées, alors que d’imposantes berlines, flambant neuves, se trouvaient échouées dans des fossés, si ce n’est encombrant la chaussée les quatre pneus en l’air, mon « incroyable épave » montait vaillamment les pentes enneigées, si ce n’est surgelées et glissantes. Et comme il vous emprunta à deux reprises pendant les mois les plus rudes de l’hiver : la première fois pendant près d’un mois et demi, et la seconde pendant plus de trois mois, je pense donc que son avis vaille la peine d’être pris en compte.
Ces jours-ci, je vous utilise de moins en moins, et préfère emprunter le train, vous abandonnant à la gare quand j’ai obligation de me rendre à la Capitale. Mes sentiments envers vous sont mitigés. Comme vis-à-vis d'un vieil amant non présentable, je vous sors en catimini, et me demande chaque jour, quand me prendra enfin le courage de mettre une fin définitive à notre idylle… ma Citroën.
Le mois dernier vous avez été rejetée au contrôle technique, je m’en réjouis. Enfin sauvée par le gong. J’ai aussitôt pris rendez-vous pour une remplaçante, neuve, pétillante, bref dans l’air du temps, du moins de notre temps. Soudain la poignée de votre levier de vitesse m’abandonna. Impossible de m’en passer… en attendant.
Comme j’avais deux mois pour vous remettre aux normes, autant vous garder le temps de me donner le temps de pouvoir choisir en toute quiétude, sans me soucier du temps. En outre, c’était fort peu cher, et cet essuie glace avant, cette plaque arrière illisible, inutile de risquer une contravention… en attendant. Ce hayon cassé, il suffisait de le faire recoller par un garagiste. Des feux de croisement trop faibles très dangereux aussi. Mais plus de fabrication européenne. La fin de toute une civilisation… industrielle ! De casse en casse, de petits garages confidentiels en bricoleurs en mécanique, je pus enfin en trouver quatre, quatre .ampoules rondes de type c3, sans en être vraiment, disons R2.
Puis, pourquoi risquer de me faire arrêter pour une absence de papillon de validation du contrôle technique, et perdre du temps à expliquer que… Je devançai donc de trois semaines la date butoir. Surprise attendue, plutôt provoquée : maintenant rendez-vous dans deux ans.
Masochisme, non tout simplement un nouveau siècle marquant la fin d’une Société de Consommation.
En outre, qui me garantissait que cette berline que je lorgnais tant, qu’un petit loufiat la voyant ainsi exposée sur la voie publique ne se prit l’envie de me la dérober, ou encore qu’elle n’arrêta brusquement de fonctionner à la date pile de sa fin de garantie... avec toutes ces marques fabriquées on ne sait où, ni surtout comment... avec leur mondialisation…
D’ailleurs le garagiste me l’a bien dit :
« Vous avez de la chance, on n’en fait plus comme celle-là »
Extrait de "Comme de gouttes d'eau" ...par Chantal Sayegh-Dursus© Tous droits réservés