Une vie sur l’eau, au fil du temps.
Sur le fleuve vert charriant les alluvions drainées depuis les sources premières, elle suit des yeux les petits bouchons tressautants que représentent les barquelettes bousculées par les flots. Captivée, elle lève la tête, et est saisie par le tableau fluctuant d’un ciel revêtant les couleurs évanescentes des longs crépuscules d’hivernage ; écheveaux de teintes chaudes entremêlées en une coiffe incertaine, se mirant dans une eau aquarelle qui, tout comme une élève assidue, s’applique à reproduire avec minutie les moindres touches de l’œuvre du Maître.
Avant les grandes crues du début de mousson, les hommes s’affairent à la dernière pêche. Les enfants gambadent insouciants sur le pont passerelle qui enjambe l’onde couleur émeraude. Et comme des feux follets de fin de jour, elle peut entr'apercevoir la blancheur bondissante de leurs tuniques sur le fond de l’air électrique.
C’est une saison de l’année, entre toutes discernable, où les eaux, les cieux et la terre semblent vouloir se fondre en un pont incertain.
Eddine chantonne, car elle a accouché de deux garçons hier ; comme in tempo(1) avec les exigences du temps. L’un s’appelle Luil et l’autre Manoël. Elle les a placés tête bêche dans le nouveau panier de jonc, que les femmes du village ont confectionné en toute hâte, pour cette jumellité inattendue. Auparavant, comme pour s’amuser, elle en a couvert le fond de la toile huilée, troquée l’année dernière contre un panier de lianes au marchand ambulant. Et pour parfaire le tout, elle l’a tapissé de feuilles de bruyère et, avec le reste du ciré, crée un petit toit. Satisfaite de cette innovation, elle y a glissé les jumeaux, puis posé le tout sur une couche d’herbes sèches.
Elle a déjà eu trois garçons avant eux. Ils s’en sont allés vers le Nord il y a longtemps déjà ; audaces fortuna juvat (2).
Elle fait virevolter, pardessus son épaule, sa longue tresse mordorée et ramasse le panier d’osier du linge tout frais lavé.
Petro rentrera bientôt des hautes terres avec l’âne. Il y a monté, peu à peu, leurs quelques meubles en bambou, noués ensemble par des cordelettes de chanvre, ainsi que des provisions de riz et de poisson fumé, qui leur permettront de tenir jusqu’ à la fin des pluies.
Ses yeux verts se voilent de tristesse. Ils sauveront, peut-être, s’il ne tarde pas trop, l’essentiel de ce qu’il n’a pu emporter. Et quand viendra le temps de fin de crues, ils redescendront, comme chaque année, vers les basses terres. Il faudra alors tout reconstruire et tout recommencer ; ils sont hommes de l’eau, suivant le cycle des saisons des pluies. Et, à l’image des araignées, ils refont incessamment la toile malmenée qui leur sert à se poser, nil novi sube sole (3). Pourtant, nulle rancœur n’étreint son âme, car elle sait qu’ils sont les enfants du fleuve, et qu’il ne leur a jamais ménagé ses bienfaits ni sa générosité. Il refertilisera la terre et les prochaines récoltes seront au rendez-vous.
Maintenant, ils guettent tous l’exode des rats d’eau. Quand ils creuseront leurs abris plus haut vers les terres, le signal du départ sera alors donné.
Mais, soudain, sans que rien ne vienne l’annoncer, elle se sent saisie par des bras puissants, qui l’enveloppent et l’emportent. Cette fois, le maître de l’eau est venu par surprise, car il entend ramener ce qu’il y a de meilleur. Cependant nulle révolte, ni inquiétude ne la trouble quand ce torrent grossissant sans cesse et s’alourdissant de sa propre force la submerge. Car elle voit le petit Moïse, confectionné la veille, flotter et filer pardessus les flots ; nouvelles semailles lancées vers de nouveaux lieux ; alluvions de chair envoyées pour se reproduire sous des cieux inconnus. Elle sait désormais que chaque pensée, geste ou chose est une note jouée dans l’harmonie de la vie, et que les hommes ne sont que les simples passagers de l’eau et du temps, … tempus fugit quoque l’aqua (4).
(1) au diapason
(2) la fortune sourit aux audacieux
(3) rien de nouveau sous le soleil
(4) le temps s’écoule tout comme l’eau