Elle se dépêchait, car c’était le dernier jour, le dernier jour après une année de travail acharné, la dernière opportunité de pouvoir enfin livrer la totalité de sa dernière collection. Cela faisait des mois qu’elle y travaillait, et les avais enfin répertoriés, tous les vingt meilleurs éditeurs. Il était convenu qu’ils se rencontreraient aujourd’hui, et ils l’attendaient tous.
Ensuite viendrait l’heure du choix ; une semaine toute entière pour effectuer une étude comparative et approfondie de leurs différents contrats.
Sa fille l’accompagnait aujourd’hui.
Une foule impressionnante, se bousculait, s’agglutinait aux rares guichets qui la canalisaient, la filtraient. Quand elles s’y présentèrent, elles durent toutes deux montrer patte blanche. Car, comme d’habitude à ces Salons, il y avait autant d’auteurs aspirants, leurs manuscrits sous le bras, que d’éditeurs et d’écrivains présents. D’ailleurs c’étaient ces derniers les plus gros acheteurs. Les autres, simples lecteurs, venant par pure curiosité, feuilletaient, questionnaient, mais ne faisaient généralement que de maigres achats. C’est pour cette raison que le ticket d’entrée leur était facturé au prix fort, car tous en convenaient : ils encombraient et gênaient tous les initiés de l’écriture, les acharnés et les bourreaux du traitement de texte, les mordus et les idolâtres de la création littéraire, les adorateurs du livre.
Le Salon était grouillant de monde, bruyant, exubérant, comme un gigantesque anaconda se nourrissant de son essence même, et se régénérant par sa propre dynamique.
Elle espérait aussi aujourd’hui ; profitant de l’opportunité du Salon, faire rapidement, et à un coût tout à fait raisonnable, une copie analogique de tous les ouvrages convoités. Elle avait d’ailleurs emporté son Xpad à cette fin. Elle enrichirait également sa collection papier de quelques exemplaires rares d’époque qu’elle espérait bien y dénicher. Son budget prévisionnel de la journée prévoyait une emplette de plus d’une soixantaine d’ouvrages, ou d’avantage, selon ses coups de cœur du moment.
On peut dire qu’elle était maintenant un auteur reconnu, car elle avait produit bien plus de vingt livres que maintenant tous s’arrachaient. Mais auparavant, il avait bien fallu se faire connaître. La biographie d’un homme politique controversé, expédiée en moins d’une semaine, lui avait ouvert les portes des plus grands journaux nationaux, et réussi à la faire apprécier, là où ses enquêtes fouillées sur des sujets d’actualité n’avaient rencontré qu’indifférence générale. Ensuite il avait fallu s’assurer qu’aucun des manuscrits qui attendaient leur heure sur ses nombreuses clés USB ne connaissent une fin de vie prématurée, si elle les confiait à l’éditeur inadéquat. Le succès de son premier ouvrage l’avait heureusement rendue populaire. Elle avait pu choisir ainsi ceux dont les canaux de distribution lui garantissaient une promotion et une diffusion mondiale assurée et immédiate. Maintenant elle s’attaquait à la Collection Jeunesse, et cela avait été plus qu’ardu, car quoi imaginer après Tunnels, Harry Potter et Twilight Mais elle n’en doutait pas ce qu’elle venait de produire serait un immense succès, étonnant, innovant et éclipserait de loin tous les autres.
Si sa fille était venue aujourd’hui, c’est parce qu’elle se destinait à une filière littéraire. Comme elle était actuellement en 4e, elle avait déjà publié ses trois premiers livres, comme exigé et convenu dans son programme d’éducation. En Terminale, elle en serait au 7e. Sa mention au Baccalauréat dépendrait de son lectorat. Entre temps elle enrichissait chaque jour ses réseaux sociaux de dizaines de nouvelles connaissances. Mais c’était pour elle chose facile, grâce à une vie sociale fort active ; elle dirait même très agitée.
Mais c’était encore, parait-il, les années d’or de l’écriture. Elle avait ouï dire que les temps seraient de plus en plus durs pour la création littéraire, surtout depuis qu’avec les nouveaux logiciels éducatifs, dès les premières règles d'écriture acquises, les plus jeunes dans les Ecoles primaires s’étaient déjà mis à l’autoédition ; les correctifs d’orthographe leur assurant une syntaxe parfaite.
Le langage parlé des parents favorisait, il est vrai, les élites. Mais même un parler trivial était vivement encouragé car il avait aussi son lectorat ; bien qu’il ne fût pas encore accepté dans les grandes bibliothèques nationales.
13 mai 2011
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