Ils avaient eux aussi connu les tickets de rationnement au Maroc pendant la guerre, avec toutes les privations que cela signifiait. Elle plus que tout autre, car elle n’était que la bru. Quand un invité surprise se présentait, elle devait feindre de rester à la cuisine pour aider la bonne, mais en fait, c’est parce que si elle s’était venue à table son assiette aurait été vide. Donc par orgueil familial, il valait mieux donc qu’elle s’abstienne de s’asseoir avec les autres.
Comme sa belle-mère était souvent souffrante, à cause d’un mal qui finit par l’emporter, elle devait remplir la plupart des tâches d’une maîtresse de maison, et surtout avait pris la responsabilité d’aller chercher le lait à quatre kilomètres de chez eux. Car à cause de la canicule celui-ci tournait facilement. Elle courait donc en rentrant, car, s’il changeait de texture, il ne lui resterait plus qu’à le faire cailler pour réaliser du fromage. Mais quand les enfants étaient encore bébé, c’était vraiment une course contre la montre.
Quand ils revinrent en France en 1947, son frère l’informa que leur sœur venait de décéder des suites d’une terrible grippe. En effet, depuis la guerre, elle était souffreteuse à cause des carences alimentaires. Tout le sucre, l’huile et le savon qu’Emma avait entreposé chez eux avaient été pillés par leurs voisins, dès qu’elle était retournée dans le Sud-ouest. L’huile et le sucre ; des aliments indispensables. Maintenant elle les mélangeait pour constituer une sorte de pâte dont elle tartinait les tranches de pain du gouter de ses enfants. Avec les kilos de semoule qu’elle entreposait, elle leur faisait du couscous sucré pour le petit déjeuner, auquel elle ajoutait des raisins secs, et versait par-dessus une grande lampée de lait bien chaud. Il ne fallait surtout pas qu’ils s’affaiblissent pendant l’hiver. Surtout que l’air parisien favorisait les rhumes et les infections. Avec de vieux pulls qu’elle démaillait, elle confectionnait des chaussettes pour toute la famille. Le reste du temps elle tricotait de minuscules mi-bas en laine blanche qu’elle portait avec ses robes. Il ne lui restait plus qu’à dessiner un fil au crayon tout au long du mollet pour faire croire qu’elle avait des bas. Le tissu manquait. Aussi, l’hiver, elle coupait ses tailleurs dans des costumes que son mari ne portait plus et confectionnait ses corsages, avec des vieilles robes hors-d’usage. La mode évoluait. L’été les robes de la marque Dorville étaient au goût du jour ; elles affirmaient la taille, échancraient le corsage et descendaient à mi-mollet, mais elles coutaient assez cher à cause de la pénurie en tissu. Et cette année-là, Christian Dior redessinait la femme. C’est pour toutes ces raisons qu’elle s’était mise peu à peu à la couture.
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