Je me souviens encore de ce jour-là, avant qu’ils n’emportent Bon-papa. Je suis à califourchon sur une chaise et porte une robe demi-deuil, car je suis encore considérée comme une enfant. Adolescente, j’aurais pu porter du noir, plus jeune j’aurais eu une robe blanche. Mais dans un an je pourrai mettre du blanc, puis du gris ou du violet, ensuite du bleu et je sortirai de la période de deuil avec du vert et du jaune. Il me faudra attendre au moins deux ans avant de pouvoir me permettre de l’orange, du rose ; ensuite dans trois ans, du rouge, ma mère cinq ans, ma grand-mère jamais, car maintenant elle est veuve. Après le noir, elle portera toujours les couleurs froides du deuil. Elle a d’ailleurs commandé des cartons de remerciements à envoyer à tous les parents et alliés :
« Mme Vve Euloge XXX, vous remercie pour l’avoir assistée en ces moments douloureux et vous recommande son époux dans vos prières. »
Toutes ces conventions vestimentaires signifiant le deuil qui se porte selon l’âge et le degré de parenté me surprennent, car le deuil que je porte est tout au fond de mon cœur.
Je suis donc assise, la tête entre mes bras repliés, et pense à Bon-papa. Je me remémore l’époque où nous habitions encore dans la maison du Carbet (…)
Il m’amenait en promenade tous les après-midi aux environs de seize heures, après le bain que je prenais alors dans une grande bassine en zinc, que l’on mettait à réchauffer au soleil dès le matin. Il flottait en surface de la glycérine aux feuilles grasses et aux membrures rouges, qui moussaient lorsque je les écrasais sur ma peau.
Pendant ce temps-là, Bon-papa m’attendait patiemment, assis sur une chaise, sur la galerie, dans son costume blanc, sa canne à la main et son panama à larges bords sur la tête.
Dès que j’étais prête, nous partions main dans la main vers l’étang du Carbet. Nous nous asseyons sur un petit muret et regardions les libellules qui virevoltaient sur de gros nénuphars.
Sur le chemin du retour, je ramassais des mombins ainsi qu’une poignée d’Ylangs -Ylangs.
(…)
Aujourd’hui je pleure en repensant à tous ces instants enfuis. Soudain sur mon bras une main ; c’est la sœur de Bon-papa, ma grand-tante Eudose. Je la regarde surprise ; elle a un bras en moins et une coupe au carré.
(…) aujourd’hui je ne veux point partager ma souffrance, j’essuie donc mes larmes, lui souris et m’en vais.
Bien des années après, je regrette cet instant. (…) J’aurais pu converser avec elle, et l’interroger sur leur enfance ensemble. Et pourquoi maintenant n’avait-elle plus qu’un bras, cette belle jeune fille que j’avais tant admirée sur les photos de famille.
Elle était venue vers moi, car de toute la maisonnée j’étais la seule à pleurer. C’est simplement parce qu’au cours de ces deux années nous avions épuisé toutes nos larmes. Bon-papa dans les derniers temps souffrait tant de son urémie que la mort fut pour lui comme une délivrance. Alors nous nous sommes réjouis pour lui et avec lui quand elle arriva enfin.
(...)
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