Emma extirpait dossier après dossier tous les éléments marquants de ses années passées. Du moins les plus intéressants ; ceux qui avaient laissé çà et là un souvenir valant la peine d’être remémoré, parmi tout le capharnaüm qui encombrait le grenier de sa mémoire. Souvenirs rangés soigneusement, comme de vieux films remisés ; attendant d’être repris, dépoussiérés, mis en perspective par un regard plus actuel, et enfin replacés dans leur contexte exact ; leur permettant ainsi d’être évalués à leur juste valeur, à la lumière de tous les évènements infimes qui les avaient précédés et de ceux qui les avaient suivis.
Certains ne survivaient pas à cette analyse impitoyable : se révélant dérisoires ; d’autres s’éclairaient d’un jour nouveau qu’elle n’aurait pu imaginer à l’instant où elle les avait classés.
Il ne faudrait point croire que seuls ses souvenirs étaient ainsi mémorisés. Il y avait aussi ceux des autres, ou du moins ceux qu’ils avaient bien voulu lui confier. Un jour, au détour d’une conversation, ils lui diraient que tel point les préoccupait encore. L’espace entre l’instant où ils s’étaient épanchés pouvait être de dix, vingt, trente années, ou même bien d’avantage. En reprenant la conversation là où elle s’était arrêtée, elle leur remettrait donc intacte leur confidence, au moment qu’elle lui avait été remise, ainsi que toutes les réminiscences annotées par elle avant ou après, ainsi que tous les protagonistes ayant pu influer de près ou de loin sur l’évènement en question ; qui se voyait ainsi toiletté et évalué à sa juste valeur. Cependant, elle avait pour éthique de ne jamais raviver un souvenir douloureux, si elle n’avait point trouvé la clé permettant de le dénouer.
Il ne faut point s’étonner que devant l’ampleur de la tâche, elle renâclait souvent à se faire de nouveaux amis, et même à nouer de simples connaissances, car elle les imaginait, tous tant qu’ils étaient, comme une immense file d’attente pouvant occasionner des dégâts irréversibles à son disque dur cérébral. Bien que…bien que… elle s’était un jour aperçue avec stupeur qu’il effaçait progressivement les données inutiles ; du moins celles qu’il jugeait non indispensable. Ainsi un jour, un examen de planification distillé pompeusement par un professeur de Dauphine, qu’elle avait passé pourtant plus d’un mois à mémoriser, avait simplement été supprimé de sa mémoire. Mais ce qui rendit la chose flagrante c’est que le forfait avait été accompli quelques minutes avant le début de l’épreuve. Elle rendit donc feuille blanche et se précipita ensuite sur l’ouvrage en question et eut l’impression qu’elle l’ouvrait pour la première fois. Il lui avait bien semblé que dans le passé, une fois l’épreuve terminée, elle avait l’habitude de tourner la page sur ce qu’elle jugeait inintéressant, mais là, elle avait été tout simplement bluffée.
Heureusement, avec les années, elle reconnaissait rarement ses plus anciennes connaissances ou du moins les retrouvait uniquement à travers leurs enfants. Mais l’apparence physique lui était devenue inutile, car seuls les instants de vie gardaient leur importance. Ainsi, une petite-cousine issue-de- germain avait pu ainsi bénéficier de la vie complète de l’un de ses ancêtres, à cause d’une simple phrase lâchée un jour par hasard par sa propre grand-mère, et qu’elle avait corroborée par de nombreuses enquêtes compilées et enrichies, au fil des ans, par de multiples protagonistes. Elle était, il faut le confesser, une espèce de griot moderne pour elle, et de manière effrayante, pour ….tous les autres.
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