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Quand elle arriva ce matin-là, elle crut être en retard. Tous les employés de la Société étaient déjà présents, et semblaient sur le pied de guerre. Elle aurait même pu croire qu’un vent d’insurrection soufflait sur l’entreprise. Mais, en observant bien les différents protagonistes, elle réalisa que cela s’apparentait d’avantage à de la panique.
La Secrétaire de Direction, en larmes, n’arrêtait pas de consulter et de ranger compulsivement ses dossiers. Le Directeur Commercial semblait anormalement surexcité. Le Directeur financier était livide. Les chimistes avaient déserté leurs éprouvettes et s’étaient rassemblés dans le hall d’entrée. Les trois Directeurs du marketing des pays clés de l’UE discutaient entre eux avec animation. Le Directeur du Laboratoire vint dans son bureau et lui fournit la raison de toute cette agitation ; le Directeur Général venait d’être limogé, et son poste était repris par un homologue américain, que l’on attendait d’un instant à l’autre.
Elle avait bien ressenti la veille qu’il se passait quelque chose d’anormal, mais l’urgence des états financiers et de statistique des ventes qu’on lui réclamait, l’avaient dissuadée de s’attarder à la cafétéria.
Il est certain qu’étant accoutumée aux Groupes anglo-saxons cet état des faits n’était pas pour la surprendre. Le sanctionné avait tout simplement outrepassé les ordres et surtout n’avait pas été la courroie de transmission exacte de ses commanditaires. Il était en outre plus qu’évident que cela n’avait rien à voir avec ses résultats. Car il avait multiplié par seize le chiffre d’affaires de la Société depuis son arrivée. Il avait tout simplement omis d’être l’homme de paille que l’on attendait qu’il soit. En effet, pourquoi vouloir adapter à l’Europe des produits d’Outre-Atlantique qui y étaient invendables. Pourquoi vouloir créer sur place un produit typiquement européen, qui puisse convenir aux Européens. Ce n’était évidemment pas ce que l’on attendait de lui. Il lui aurait fallu convaincre les Européens que le produit américain était celui qui leur correspondait le mieux.
Si elle en était, malgré le peu de temps dont elle disposait pour établir des relations amicales avec l'ensemble du personnel, en si bon terme avec le Directeur de la recherche et du développement anglais, c’est que la semaine dernière il était venu lui confier qu’il venait d’être mis à pied. Tout le travail auquel il s’était attelé ne correspondait pas à la culture d’entreprise des patrons américains. Elle l’avait réconforté de son mieux, avant qu’il ne soit appelé par un Directeur Général vexé, qui lui avait juré, qu’en fin de compte, il se battrait pour qu’il ne soit pas licencié. Mais comme, on le dit si bien dans les Grands Groupes : « Quand il faut une tête, une tête doit être sacrifiée. »
En fin de matinée le nouveau Directeur général entra en fonction. Il n’était pas Américain comme on l’avait d’abord prétendu, mais Anglais. L’ancien Directeur général le présenta et fit un court discours, expliquant que sa mission était maintenant terminée au sein du Groupe et qu’il passait maintenant le témoin au nouvel arrivant.
La reprise en main fut rapide, sans être pour autant brutale. Les cadres réunis dans la salle de réunion furent tous appelés par leurs prénoms, qu’il avait apparemment mémorisés, en prenant connaissance de leurs dossiers. Habillé en jean et rangers, il leur dit que les costumes-cravates n’étaient plus de mise et les invita à se vêtir comme lui ; enfin de manière plus décontractée, et leur promis que comme ils étaient maintenant une grande famille, qu’ils pourraient désormais compter sur leurs homologues américains. Si un quelconque problème les préoccupait, ils pouvaient s’adresser directement à lui. Il ne viendrait que rarement en France, car il était résident américain, mais avait été nommé afin de mieux rapprocher l’entreprise de la Direction du Groupe.
En face de chacun d’entre eux était posé un paquet, avec l’une de ses cartes de visite ; apparemment un présent qu’il leur avait apporté. Il les informa également que la réunion commerciale européenne, prévue dans un Relais-Château, était annulée. Mais comme elle avait déjà été réglée, les cadres de l’entreprise y seraient invités pour tout un week-end avec leurs conjoints. Puis il s’éclipsa, leur signifiant ainsi que la réunion était terminée.
Quand ils ouvrirent le paquet, tous purent y découvrir des objets publicitaires que le Laboratoire avait coutume de distribuer à sa clientèle, ainsi qu’un large tee-shirt orange TU, portant cette mention en grands caractères :
I SURVIVED
THE TV 3
LAUNCH
C’était le projet que les Européens essayaient de mettre en place depuis plus de trois ans afin de compenser les carences du TV 2 d’Outre-Atlantique, qui le rendaient invendable dans les pays de l’Union. Produit mis au point par la filiale française ; chapotant toutes les autres en Europe, mais dont le brevet final appartiendrait à la maison mère, qui serait ainsi en mesure de rapatrier l’intégralité de ses bénéfices aux Etats-Unis.
Il était évident que ce produit fabriqué en Europe supplanterait l’ancien TV 2, et que l’importation du produit américain ne se justifierait plus. Il en résulterait une baisse de production là-bas…Une préférence nationale US venait donc d’être faite en quelque sorte.
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